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In memoriam Louis Jugnet (1913-1973)

Par Marcel De Corte (L’Ordre Français, n° 174, septembre-octobre 1973)

Avec Louis Jugnet disparaît un des plus nobles représentants de la pensée contre-révolutionnaire en notre absurde XXe siècle. Si la noblesse signifie la grandeur des qualités morales, la hauteur d’âme, l’élévation du caractère, la dignité du comportement et de l’expression, la valeur humaine, l’amplitude, la justesse et le sérieux du jugement, Louis Jugnet possédait cette qualité à son plus haut degré. La formule de Valéry Larbaud monte spontanément à la mémoire, lorsqu’on essaie de retracer l’image de notre cher disparu : « Toute noblesse provient du don de soi« .


Louis Jugnet s’est donné tout entier, quant à sa vie publique, aux deux sociétés dont il était membre, la première par vocation, la seconde par baptême et par la foi. Avec une libéralité non pareille, il s’est consacré entièrement à la défense et à l’illustration de l’enseignement de la philosophie et de l’Eglise catholique, sans la moindre réticence, avec .une ferveur dont on trouve peu d’exemples. Les générations d’étudiants qu’il a formés au Lycée Fermat et à l’Institut d’Etudes politiques de Toulouse sont là pour en porter témoignage. Ceux qui ont eu la bonne fortune d’avoir été ses élèves en hypokhâgne et en khâgne diront mieux que moi ce dont ils lui sont redevables. L’un d’entre eux m’a répété à son propos ce que Bainville disait de Maurras : « Je lui dois tout, sauf la vie de la chair« .

A cette œuvre double et indivisible, il a sacrifié son existence et je peux affirmer qu’il en est mort. Lorsque Louis Jugnet n’a plus trouvé devant lui, sauf exceptions, que des étudiants dont l’infantilisme contestataire est incapable de digérer la solide nourriture intellectuelle qu’il leur dispensait, lorsqu’il a contemplé avec une sorte de terreur l’effondrement de l’Eglise catholique, les folies de ses plus éminents représentants, le pourrissement du surnaturel dans les âmes de ceux-là mêmes qui ont la charge de Ie répandre, il a perdu ses raisons de vivre : ne trouvant plus à qui donner de soi-même, il n’avait plus qu’à se donner à Dieu, contra spem in spem. Au-delà du désespoir qui le submergeait, il s’est endormi entre les bras de Celui qui est l’Espérance et l’Amour.
 
Il n’est pas un seul instant douteux pour moi que Louis Jugnet est mort martyr de l’auto-démolition de l’enseignement et de la foi théologale. Plus précisément encore – nous pourrions citer des noms – il est mort martyr des démolisseurs du bien commun naturel et du bien commun surnaturel, dans l’échancrure du rempart où il aura lutté jusqu’à son dernier souffle. Exactement comme à l’époque des invasions barbares, ce défenseur de la Cité et de l’Eglise en leurs plus hautes tours est tombé victime de ceux-là dont on ne peut plus même dire aujourd’hui qu’ils ne savent pas ce qu’ils font. Les assassins de l’intelligence, les assassins de la foi savent ce qu’ils font. Ils le proclament haut et clair. Et leurs misérables protecteurs courbent servilement l’échine devant leur aggiornamento.
 
Peu d’hommes ont incarné autant que Louis Jugnet la vertu de force. Cette force, il la puisait dans sa foi surnaturelle et dans la métaphysique naturelle de l’intelligence dont Aristote et saint Thomas sont les hérauts. Ses connaissances théologiques profondes étaient greffées sur la foi la plus pure : celle de l’enfant qui place sa confiance entièrement en son Père. Sa philosophie est celle d’un accueil confiant que fait l’intelligence de l’homme au réel, lorsqu’elle l’interroge sur ce qu’il y a de plus intime et de plus essentiel en lui.
 
Corrélativement à cette réceptivité de l’intelligence au réel, à ce qui ne ment pas (seul l’homme peut mentir, les choses ne mentent point), il y a chez Louis Jugnet, inséparable de son adhésion à l’être, le rejet de l’apparence, de ce qui est rêve, illusion, utopie, discours sans signifi­cation, bref de ce qui n’a d’être qu’en tant que construit artificiellement et artificieusement par l’homme à l’intérieur de son esprit ou en tant qu’exprimé par lui dans des mots, sans correspondance avec la réalité. C’est pourquoi Louis Jugnet a poursuivi inlassablement l’idéalisme qui, plus que le matérialisme dont il est la face, est la tare majeure de l’intelligence, son refus mortel de se soumettre à la réalité, sa volonté insensée d’être la mesure de toutes choses au lieu d’être mesurée par elles. Il a passé sa vie à dénoncer ces princes des Nuées philosophiques dont on peut dire qu’ils ont conduit la France et, par elle, la planète, depuis deux siècles, de désastre en désastre.
 
D’où l’extraordinaire probité de la pensée de Louis Jugnet. A une époque où trop de philosophes tirent de leurs songes et de leurs acrobaties verbales des feux d’artifice dont les flammes et les fumées conjuguées n’ont d’autre fin que de séduire et d’aveugler le chaland, Louis Jugnet n’a d’autre dessein que d’amener l’intelligence du lecteur à reconnaître la vérité de son propos. Avec lui, rien de cet hermétisme dans lequel se complaisent les indigents de la philosophie, riches en réputation et en gloire, mais cette vive et claire corres­pondance au réel en quoi consiste la vérité des choses que l’on dit. Rien non plus de ces raisonnements tors où l’irrationnel glisse ses poisons : point de sophismes. Point davantage de cette « littérature » où le « roman » et la « poésie », vidés du reste de leur substance, s’incorporent à la pauvreté de la pensée : les vessies sont ici des vessies, Louis Jugnet les dégonfle carrément, et les lanternes des lanternes, Louis Jugnet nous éclaire tout simplement, avec force, netteté, précision. Il n’a rien d’un charlatan qui éblouit pour tromper.
 
Si le propre de l’intelligence est de se nourrir de réalités et de transmettre celles-ci à d’autres intelligences, Louis Jugnet a été un merveilleux éducateur. Nous disons bien éducateur, celui qui aide l’intelligence à se dépouiller de la fascination de l’imaginaire qui se substitue, avec une fréquence inouïe, à son objet propre : la réalité intelligible, et non l’enseignant qui exécute mécaniquement un programme venu « d’en-haut », d’un Etat dont la prétention pédagogique est égale à son « omniscience ». Les qualités de l’éducateur sont la conviction, qui n’est point seulement l’assurance d’être dans la vérité, mais l’acquiescement de l’esprit à des certitudes communicatives aux autres par elles-mêmes, la fermeté, qui ne se laisse ébranler par aucune argumentation spécieuse parce qu’elle s’appuie sur la solidité inébranlable du réel, et enfin ce respect de l’intelligence de l’élève à laquelle on ne peut se résoudre à donner une autre nourriture que l’être lui-même pour quoi elle est faite. Voyez les professeurs de philosophie actuels, ballottés entre le scepticisme prétendument libéral et le fanatisme marxiste, balancés de l’aberration molle à l’aberration dure, tiraillés entre la complaisance lâche à l’anarchie et la nostalgie d’un dogmatisme totalitaire appuyé sur un appareil policier à leur service.
 
Ces qualités ne sont pas seulement propres à la philosophie traditionnelle dont Louis Jugnet se proclame le disciple, elles sont aussi celles d’un caractère. Je ne suis pas éloigné de croire qu’à cet égard, selon un mot de Fichte, « la philosophie qu’on a dépend du philosophe qu’on est« , On a beau se présenter comme un parangon de la philosophie traditionnelle, sans le caractère, le tempérament, la personnalité qui en incarne les exigences,

Beauté, raison, vertu, tous les honneurs de l’homme,
Les visages divins qui sortent de la nuit,

ce n’est là que façade qui dissimule un temple écroulé, singulièrement à notre époque où la complaisance aux idées à la mode – dont la dite « tradition » serait capable d’assimiler « ce qu’elles contiennent de vérité » ! – est de rigueur chez les intellectuels chrétiens avides d’aggiornamento perpétuel. La parole de Louis Jugnet est un oui résolu à la vérité, un non énergique, inébranlable, aux erreurs et aux goûts du jour.
 

Je viens de dire que Louis Jugnet a puisé sa force dans l’enseignement du « Maître de ceux qui savent » : Aristote, et dans celui de saint Thomas d’Aquin qui le clarifie, le prolonge et en souligne sans cesse l’harmonie avec la Révélation chrétienne. Aussi ne craint-il pas de se pré­senter tel qu’il est : un philosophe catholique, un thomiste de la stricte observance qui affirme, avec une sereine et solide assurance, prête à faire front à tout « contestataire », que, « si une doctrine, tel le thomisme, est substantiellement vraie, elle peut fort bien contenir la réponse à des problèmes historiquement variables en leur formulation, d’autant plus que la pensée humaine, loin d’être affectée du coefficient de variabilité que certains voudraient lui attribuer, oscille entre un assez petit nombre de problèmes fondamentaux, pourvus d’un nombre presque aussi restreint de solutions-types. » Pour Louis Jugnet, comme pour nous, « la valeur du thomisme est quelque chose de présent – et d’éternel –, de présent parce qu’éternel« , Louis Jugnet n’est pas de ceux qui sacrifient l’aristotélisme du thomisme sur l’autel d’une soi-disant métaphysique biblique, ni davantage de ceux qui les immolent l’un et l’autre au pied du trône où siègent, divinité aux mille visages, « les exigences de la mentalité contemporaine ». Il n’est pas un concordiste pour la cause. Il ne vise pas à montrer la compatibilité des incompatibles, à la manière de trop de « penseurs » catholiques d’hier et d’aujourd’hui. Comme il l’écrivait lui-même, il y a un quart de siècle, et il n’a pas changé depuis, « ceux qui méritent le qualificatif de concordistes sont essentiellement ceux qui remanient et retaillent à leur façon l’enseignement catholique en fonction des doctrines à la mode (Evolutionnisme intégral, Existentialisme, Hégélianisme, Marxisme, Scientisme, Freudisme) et non ceux qui essaient honnêtement d’effectuer une synthèse catholique de bon aloi« .
 
Honnêtement, conformément aux lois de la probité du devoir et de l’honneur en matière intellectuelle et morale. Le thomisme de Louis Jugnet est un thomisme honnête qui ne plie pas la philosophie traditionnelle de l’Eglise aux prétendues « exigences » du temps présent, mais qui se sent assez fort et assez large pour intégrer sans concession ce que l’homme moderne porte encore en lui d’humain. Rien n’est plus éloigné d’une telle honnêteté que le confusionnisme qui, selon le mot de Louis Jugnet lui-même en 1953, règne aujourd’hui à l’état pur dans l’Université comme dans l’Eglise. D’aucuns ont reproché à Louis Jugnet son intransigeance. Nous voyons les résultats de l’accommodation caméléonesque de l’esprit aux variations de couleur de l’époque : l’intelligence, si l’on peut encore ainsi parler, voit rouge. En proie aux passions de l’irascible et du concupiscible, elle incite à la destruction et à l’érotisme. Elle répand autour d’elle sa propre mort. Que n’a-t-on écouté Louis Jugnet à temps ! Si nous voulons sauver la différence spécifique de l’homme et assurer à l’intelligence un avenir digne d’elle, c’est 1’intransigeance de celui que nous pleurons que nous devons imiter. Il n’y a là aucun fanatisme, aucun zèle aveugle, car la vérité que nous aspirons à défendre et à répandre à la suite de Louis Jugnet n’admet aucun compromis, ni avec l’erreur, son contraire ni moins encore s’il se peut, avec les innombrables caricatures avec lesquelles on la confond par crainte du jugement des hommes.

Extrait du n° 32 – nouvelle série (décembre 2013) de Lecture et Tradition
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