Pourquoi le ministère de l’Éducation nationale fit appliquer cette sentence dans toutes les écoles de France ? Cela, c’était en 1938, et c’était pour éduquer les consciences, donner des exemples à la jeunesse française et honorer nos héros nationaux.
Et pourquoi, à l’heure où nous commémorons le centenaire de la Grande Guerre – ce long centenaire de cinq ans – les ministres laissent-ils désormais ces héros nationaux aux oubliettes ?
Au départ, il y a Jules Ruellan et Marguerite du Rivau : un couple jovial, un couple de fervents catholiques élevés dans l’amour de la France éternelle. Puis de ce foyer naîtront ceux qui deviendront « les dix frères Ruellan ». Une fratrie nombreuse entièrement mobilisée à l’appel de la patrie. Une fratrie dans laquelle la conscience individuelle et collective éclairera un engagement immédiat, promptement mis en œuvre, entier, constant et sans faille.
Mobilisés, jusqu’au bout
Le 17 février 1915, à 27 ans, d’une balle en plein cœur, Bernard Ruellan tombait au champ d’honneur.
Parce qu’il fut le premier à tomber, il versa son sang sans avoir eu d’abord à verser des larmes pour chacun de ses autres frères qui le suivront dans la mort au combat.
Qui sont ces frères Ruellan qui, chacun selon son devoir d’état respectif avant-guerre, étaient déjà militants pour la foi et pour l’honneur ? Ils constituent la plus grande fratrie française engagée usque ad ultimum spiritum.
Qui sont ces frères Ruellan qui suscitèrent la vocation militaire d’un héros national, le commandant Hélie Denoix de Saint Marc ? Comme nous le verrons plus loin, Hélie est en effet un neveu des frères Ruellan. « Je me suis senti attiré par la vocation militaire fasciné par l’exemple de mes oncles, les dix frères Ruellan ».
Pourquoi ont-ils naguère été élevés à la mémoire nationale auprès de tous les écoliers et pourquoi sont-ils aujourd’hui réservés à la mémoire privée ?
Pourtant, à Saint Malo – et ils ont cela en partage avec Chateaubriand – subsiste la stèle en hommage aux frères Ruellan, la fratrie la plus nombreuse fauchée par la Grande Guerre. Ce n’est pas par la plume ni avec de l’encre comme Chateaubriand, mais par les armes et souvent avec leur sang qu’ils ont participé à la formidable épopée nationale, qu’ils ont contribué au grand récit de l’histoire de France.
A Saint-Malo, cité qui sait honorer ses héros, la stèle se situe rue des Six frères Ruellan, sur leur ancienne maison, devenue aujourd’hui bibliothèque municipale.
Enfants de France, pourquoi le ministère de l’Éducation nationale oublie-t-il aujourd’hui les dix frères Ruellan ?
Bien pire que l’oubli, il y a encore la falsification. La première est une ingratitude. La seconde est un mensonge. Lorsque des officialités exaltent devant les monuments aux morts chaque 11 novembre le souvenir et parfois la gloire de ces « soldats morts pour la République », et morts pour « les valeurs de la République », ils cherchent à se rendre hommage à eux-mêmes en récupérant sans vergogne le sacrifice de nos morts. C’est de la bouche du président Sarkozy que j’entendis, pour la première fois, lors d’un hommage national du 11 novembre, cette indigne récupération qui salit le sang de nos morts pour leur profit idéologique ou personnel.
Pourtant, dans chaque ville, dans chaque village, les enfants qui sortent de l’école en parvenant à lire et qui s’arrêtent un instant devant la litanie des morts de leur commune le voient bien profondément gravé sur les monuments aux morts : « morts pour la France », ou « mort pour la Patrie ».
France, Patrie. Deux mots trop durs à prononcer pour certaines élites.
Aujourd’hui, ceux qui sont aux manettes de la France – on peine à les nommer des gouvernants – semblent avoir une obsession : se servir de nos morts pour soutenir leur tentation relativiste et nihiliste. Se servir de nos morts pour nous inculquer que les combattants du monde entier s’y sont battus pour un régime politique, cette République broyeuse de la nation française dans un magma informe de races et de cultures. En somme, ce serait cette idéologie post-identitaire à laquelle nous serions redevables. Pourtant, nous sommes là dans une idéologie de fossoyeurs : du post-identitaire au post-mortem il n’y a qu’un fil ténu. Sur l’accueil du site Série des Frères d’armes (site consacré à la mémoire des anciens combattants), l’intention attribuée au ministre délégué aux Anciens combattants est affichée sans ambages : « valoriser ces récits incroyables issus de nos diversités dans les commémorations à venir ». On comprend hélas trop bien ce charabia conventionnel, que nous sommes habitués à traduire. Sur la page d’accueil de ce site d’anciens combattants, la quasi-totalité d’entre eux sont de visage extra-européen… La ficelle est grosse.
S’il n’est hélas pas possible de partager de plein cœur la mémoire de nos combattants avec les élites au pouvoir, que cela ne nous dissuade pas des justes hommages que nous leur devons en fleurissant leurs monuments et leur mémoire.
De bonne ou de mauvaise grâce, nos poilus se sont battus pour la France, leur patrie. Les plus profonds d’entre eux savaient qu’elle réunit les mânes des morts qui les précèdent, les vivants qui partagent les destinées d’une même époque, et ceux qui ne sont pas encore nés et qui se nourriront du pain de la paix ou des conflits que leurs aînés leur préparent.
Rarement une patrie trouva une telle destinée de vaillance et de générosité au sein d’une même famille. Tels les frères Macchabées de l’Ancien Testament, ils s’engagèrent tous pour se battre pour leur terre et leur devoir, leur foi.
Ces frères de sang, après avoir partagé le même foyer familial, le même amour du pays charnel et spirituel, amour de leur terre sacrée et de leur nation, de leurs traditions et de leur religion, eurent encore à partager en famille les mêmes affres et les mêmes lauriers. La gloire leur avait en effet préparé un large rameau, qu’ils furent dignes de partager.
C’est parce qu’en eux se trouve la plus grande fratrie française qui fit un tel sacrifice qu’on se recueille avec respect, et avec en mémoire toutes les autres victimes mais aussi tous les combattants qui en réchappèrent non sans blessure à l’âme.
Pourquoi donc leur mémoire est-elle délaissée aujourd’hui par le pouvoir ?
Laissons le souvenir des Ruellan répondre de lui-même, car des frères Ruellan, si des historiens pourront dire qu’ils sont morts « par la République », on ne pourra jamais dire qu’ils sont « morts pour la République ». A moins d’une pure et simple calomnie.
Les origines
Ruellan, un patronyme simple et répandu en Bretagne : la famille Ruellan est une famille de notables établie à Saint-Malo, où Jules, le père, est armateur. Marguerite du Rivau, la mère, est issue d’une ancienne famille aristocrate ayant fait souche dans la Sarthe. Ce couple de caractère à la fois gai et engagé donnera un beau foyer, fécond de dix-huit enfants avec une seule morte en bas âge.
Jules est un homme d’affaires bien occupé qui trouve pourtant, en sus de ses devoirs familiaux, à s’engager dans de nombreuses bonnes œuvres : conférence Saint-Vincent-de-Paul, conseil de fabrique, comité des écoles libres, conseiller municipal de Saint-Malo, membre du Tribunal de commerce… Marguerite veille sur tous les soucis domestiques et surtout sur l’éducation de ses enfants qui passèrent l’essentiel de leur scolarité dans la Sarthe, son pays d’origine : plusieurs des filles au Sacré-Cœur du Mans, les garçons à Notre-Dame de Sainte-Croix, établissement tenu par les jésuites. Durant quinze années, huit des frères usèrent leurs fonds de culottes dans cette école qui reçut d’autres figures notables de l’épopée nationale : Antoine de Saint-Exupéry, Olivier de Kersauson.
La maison des Ruellan est animée de toutes les joies et peines qui font la vie de famille. Elles sont vécues avec bonté, parfois avec les débats animés des hommes de caractère, toujours avec le sourire et la joie de vivre. Ce creuset d’affection, de dévouement, de tempérament et de piété préparait les vaillants combattants qui se révèleront lorsque sonnera la mobilisation générale.
En réalité, ni le père, ni la mère, ni les garçons, ni les filles n’attendirent la guerre pour se battre pour le redressement de leur pays, que ce soit par leur prière ou par leurs engagements. Les grands engagements se font rarement subitement mais naissent avec la foi de la jeunesse. Malheureux ceux qui n’ont jamais embrassé le choix du bien et du devoir dès le début de leur âge d’homme, ou qui lui sont infidèles.
En 1905 par exemple, au moment de la loi dite de séparation de l’Église et de l’État, Stanislas et André se retrouvèrent dans une manifestation de protestation. Ayant agi contre cette loi qui prétend opposer le civil et le religieux en reléguant l’Église au domaine strictement privé, André fut jugé pour avoir, d’un coup d’indignation et de colère, frappé… le cheval d’un gendarme. Condamné pour ce crime à seize francs d’amende, il refusa tout net de payer à l’État ce qu’il a défendu comme revenant à Dieu et il ne purgea son injuste amende que par peine de corps, par journées de prison, et encore ne s’y rendit-il pas de lui-même mais fallut-il qu’on vînt le saisir à domicile avec escorte de gendarmes… Eusse été plus grave ou moins grave de frapper le cavalier ou le cheval ? A chacun de répondre selon son point de vue !
Xavier, quant à lui, fut condamné à six jours d’arrêt à la prison de Saint-Malo pour avoir sans doute trop fermement manifesté sa réprobation à un commissaire chargé de l’exécution des inventaires…
Jean-Berchmans, pour sa part, manifesta à Paris au mois de février 1911 contre une pièce de théâtre d’un auteur qui provoquait le scandale. La Comédie française, à cette époque, avait en effet admis à se produire sur sa scène un écrivain qui revendiquait avoir déserté. Des manifestations se tinrent pour que la Comédie française ne partage pas son prestige national avec un déserteur et pour exiger le retrait de la pièce. Participant à toutes les manifestations de protestation, six ou sept environ, Jean-Berchmans fut arrêté à chacune d’entre elles et conduit au poste. Il convient de s’arrêter un instant sur ce nom qui ne nous est plus familier. Saint Jean Berchmans est un séminariste belge entré chez les jésuites au XVIe siècle et qui mourut durant ses études à Rome. Reconnu pour sa piété mystique, il a été béatifié par Pie IX et canonisé par Léon XIII. Le choix de ce prénom flamand pour l’un des fils Ruellan est vraisemblablement lié à la fréquentation, du côté maternel, du collège jésuite Notre-Dame de Sainte-Croix.
Dans cette famille, tous étaient profondément royalistes. Et de ces royalistes qui s’opposent à la République anticléricale et déjà antichrétienne. Tous sauf Julius, qui devint prêtre et fut quelque peu enthousiasmé par les utopies modernes, sous l’influence du mouvement « Le Sillon ». La guerre, plus tard, lui fit voir en face quelques vérités qui le rendirent plus réaliste. (Lire la suite dans notre numéro)
Thierry de VINGT-HANAPS
Extrait du n° 61 – nouvelle série (mai 2016) de Lecture et Tradition