Autre

Vent de discorde

Reportons-nous, pour servir de point de départ à notre raisonnement, à la période de la fin du Concile. Certains observateurs particulièrement perspicaces, par exemple l’Abbé Dulac dans le « Courrier de Rome », remarquèrent d’emblée l’ambiguïté des textes qui venaient d’être promulgués. Mais il fallut un certain temps pour que cette ambi guïté soit perçue par les fidèles et qu’elle engendrât l’atmosphère d’incertitude qui n’a cessé de s’aggraver depuis. Il devint peu à peu évident pour tous que l’Eglise avait abandonné son ancienne identité et qu’elle s’en était donné une nouvelle, encore mal définie mais inquiétante. Elle avait néanmoins conservé les anciennes apparences. Le récipient restait le même mais la denrée qu’il contenait avait été changée.

Aujourd’hui la mutation n’est plus contestée par personne. Le changement d’esprit n’a épargné aucun des organes de l’administration romaine. Aucun n’est resté fermement attaché à l’ancien esprit ni même à la foi proprement dite. Ni le Concile, ni le Conclave, ni le Synode, ni le Consistoire, ni les anciens Dicastères, ni aucune des Maisons Généralices, ni le Pape lui-même ne constituent des môles sûrs auxquels on pourrait se raccrocher.

Il n’y a plus aucune instance ecclésiastique qui puisse servir de point d’appui pour une éventuelle réaction. Bref il n’y a plus aucun moyen ecclésiastique de sortir de la crise.

Le pasteur a été frappé et il s’en est suivi la dislocation du troupeau. Les brebis s’en sont allées par groupes, cherchant un pâturage. Les uns ont dit : « Sauvons l’Eglise par la discipline ». Les autres ont dit : «Sauvons-la par la foi ». Et d’autres: « Sauvons-la par la piété ». Mais les plus nombreux, désabusés par une Eglise qui doute d’elle-même, l’ont quittée. En l’absence d’un bon pasteur, la discipline, la foi et la piété se querellent. Le morcellement est partout. Un vent de discorde souffle sur l’Eglise.

Existerait-il un moyen d’arrêter ce vent de discorde ? A quel remède peut-on songer ? Efforçons-nous d’examiner cette question. Mais pour ne pas raviver les plaies de tant d’âmes écorchées vives, ne prononçons aucun nom et ne faisons de reproches à personne parmi les traditionalistes.

Après le Concile, l’Eglise s’est d’abord divisée en deux. La fraction la plus importante accepte les « nouvelles orientations », c’est l’Eglise proconciliaire. La plus petite s’indigne des innovations et elle les repousse, c’est l’Eglise anti-conciliaire. Ces deux Eglises s’anathématisent l’une l’autre, à juste raison d’ailleurs, parce qu’en effet elles sont irrémédiablement inconciliables. Le Concile a si bien travaillé qu’il existe désormais deux Religions catholiques : l’ancienne qui est restée christocentrique et la nouvelle qui est devenu anthropocentrique. Quant au vent de discorde, il n’a épargné aucune des deux.

Dans l’Eglise pro-conciliaire, le morcellement a même été officialisé sous le nom de pluralisme. On renonce à l’unité. Autrefois l’Eglise était une, c’est-à-dire à la fois unique et unie. C’était la première de ses quatre « notes », une, sainte, catholique et apostolique. Désormais elle est pluraliste. La seule unité qu’elle revendique est celle d’une allégeance verbale à la personne du Pontife romain, en toute liberté de doctrine. Moyennant cette allégeance, le Pontife romain accepte dans sa « communion » de multiples sensibilités.

La « sensibilité », nous explique-t-on, c’est quelque chose de comparable à spiritualité. Il y a déjà, au sein de l’Eglise, plusieurs spiritualités, c’est-à-dire plusieurs formes particulières de piété. Il y a plusieurs « familles spirituelles » qui ne sont pas rivales mais complémentaires. Par exemple la spiritualité bénédictine, la spiritualité carmélitaine, celle de la famille franciscaine, celle de saint Dominique, celle des Jésuites… De la même manière on accueillera dorénavant autant de sensibilités qu’il le faudra. En premier lieu la sensibilité progressiste, bien entendu, puisque c’est celle du Concile. Mais aussi la sensibilité charismatique. Quant à la sensibilité traditionaliste, elle ne sera pas exclue à la condition qu’elle se contente d’être une sensibilité parmi d’autres. La liste des sensibilités n’est pas close. Il y aura place pour les sensibilités naissantes du type gnostique dont les représentants s’infiltrent déjà partout.

L’Eglise pro-conciliaire est tolérante. Tolérante comme la franc-maçonnerie avec laquelle elle collabore sur le vaste chantier des droits de l’homme et de « l’éminente dignité de la personne humaine ».

Ainsi, pense-t-on en haut lieu, la paix religieuse s’établira peu à peu dans le monde sous l’égide du Pontife romain. Cette paix théorique et lointaine ne s’est encore traduite, dans les réalités immédiates, que par de graves divergences. Trois tendances principales partagent l’Eglise pro-conciliaire : A – le progressisme, B- l’obédientialisme (nous allons justifier cette appellation) et C – le charismatisme.

A – Les cercles modernistes d’avant-guerre ont pris le nom de progressistes pendant la période de préparation du Concile. Ils se sont donné ce nom parce qu’ils travaillent à l’adaptation de l’Eglise au progrès du monde. Pendant le Concile, les progressistes ont formé de nombreux groupes de pression autour de « l’aula » et il est incontestable qu’ils ont été les guides intellectuels des Pères conciliaires. La nouvelle Religion catholique est la fille du progressisme.

Rodés aux techniques de groupes et à l’action clandestine, les progressistes continuent, après le Concile, leur pression sur les évêchés, sur les instances collégiales de l’épiscopat et jusque sur les paroisses. Ils sont aussi très influents à Rome, comme chacun sait. Ils communiquent à toute l’administration pontificale leur volonté farouche de ne lâcher aucune des « acquisitions conciliaires » et de ne pas « revenir en arrière». Ils poursuivent leur action réformatrice avec prudence et opiniâtreté. On a pu observer leur action dans les derniers synodes où ils ont fait triompher l’esprit d’évolution.

B – Quand le grand public commença à s’apercevoir que le Concile avait déclenché une crise sans précédent, la majorité du clergé et des fidèles s’est instinctivement posé cette question: « Comment sauver l’Eglise, dans ce cyclone, si ce n’est par la discipline ? » Il s’est ainsi formé un conformisme officiel, pas très enthousiaste certes, ni fécond en grandes œuvres, mais jugé indispensable pour éviter la désagrégation générale. A ce conformisme instinctif de la majorité nous donnons le nom d’obédientialisme pour marquer que c’est l’obéissance inconditionnelle qui en forme l’esprit fondamental. L’obéissance remplace la foi, elle remplace toute réflexion et elle devient la quintessence de la Religion. Jamais on n’avait répété avec autant d’insistance la locution évangélique fameuse : « Qui vous écoute, m’écoute ». En écoutant le Pape infaillible et les évêques nous écoutons Jésus-Christ. Faisons taire nos inquiétudes. Les « nouvelles orientations » sont voulues par Dieu.

C’est en vertu de cet obédientialisme général que la révolution religieuse, qui ne provient pas de la base mais se trouve imposée d’en haut, a pu se répandre dans l’Eglise entière.

C – Une « sensibilité » particulière a pris naissance au milieu du grand courant obédientialiste : la sensibilité charismatique. « Sauvons l’Eglise par la piété ». N’entrons pas, disent les charismatiques, dans les discussions canoniques et doctrinales que soulèvent l’interprétation des textes conciliaires et les nouvelles normes religieuses qui en sont issues. Seule la dévotion confiante est essentielle. Seule elle fléchit le Ciel et attire les bénédictions.

Il n’y a pas lieu de s’étonner de l’apparition de cette nouvelle « sensibilité ». Toute crise religieuse d’une certaine gravité engendre un phénomène de piétisme. Et toute réaction piétiste hypertrophie la spon tanéité dans l’expression dévotionnelle. Elle abolit les règles fixes qui nuisent, pense-t-on, à cette nécessaire spontanéité. Mais alors elle s’é mancipe, entre autres règles, de celle du discernement des esprits. Il en résulte, dans certains groupes charismatiques, une dévotion désordonnée où se manifestent des influences spirituelles qui ne sont pas du Ciel…

Jean VAQUIÉ
(Texte paru dans le n° 173-174,
juillet-août 1991 de Lecture et Tradition)


Extrait du n° 15-16 – nouvelle série (juillet-août 2012) de Lecture et Tradition

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