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Problèmes et grands courants de la philosophie – Entretien avec Philippe Maxence (extrait)

Lecture et Tradition : Lors de la précédente édition des Problèmes et grands courants de la philosophie, vous aviez eu un prestigieux prédécesseur pour rédiger la préface du livre, Marcel De Corte qui écrivait : « A une époque où trop de philosophes tirent de leurs songes et de leurs acrobaties verbales des feux d’artifice dont les flammes et les fumées conjuguées n’ont d’autre fin que de séduire et d’aveugler le chaland, Louis Jugnet n’a d’autre dessein que d’amener l’intelligence du lecteur à reconnaître la vérité de son propos ». Il n’est donc pas étonnant de constater à quel point les esprits et les intelligences contemporains ont été obscurcis par un tel aveuglement. Qu’en pensez-vous ?
Philippe Maxence :Dois-je être franc ? La préface de Marcel De Corte se suffit à elle-même. Elle est une magnifique introduction au livre de Jugnet, en raison de son auteur et de son propos. Malheureusement, les travers que Marcel De Corte dénonce dans sa préface existent toujours et se sont même aggravés. L’œuvre de De Corte mériterait également d’être redécouverte, lue, méditée, confrontée à la réalité de notre époque. Il faudrait par exemple que les jeunes générations puissent lire L’Intelligence en péril de mort, un maître livre pour notre temps qui ausculte avec une extraordinaire capacité d’analyse et une férocité réjouissante notre société contemporaine.
L. et T. : Le jugement de Marcel De Corte est sans concession, lorsqu’il ajoute : « Voyez les professeurs de philosophie actuels, ballottés entre le scepticisme prétendument libéral et le fanatisme marxiste, balancés de l’aberration molle à l’aberration dure, tiraillés entre la complaisance lâche à l’anarchie et la nostalgie d’un dogmatisme totalitaire appuyé sur un appareil policier à leur service ». Il y a bien lieu, en lisant ceci, de confirmer que depuis tant d’années nous sommes sous la haute surveillance, pour ne pas dire la traque de la police de la pensée, pour reprendre la terminologie chère à notre cher Jean Madiran.
Ph. M. : Oui, bien sûr, nous sommes sous la coupe d’une police de la pensée et ceux qui n’ont à la bouche que le mot de « liberté » ont la ferme intention de la restreindre chez ceux qu’ils désignent comme leurs ennemis. Vieille histoire révolutionnaire : pas de liberté pour les ennemis de la liberté. Chesterton, au début du XXe siècle se moquait déjà du dogmatisme des anti-dogmatiques, des contradictions inhérentes à ces systèmes de pensée qui placent le dogme exactement là où il ne devrait pas se trouver. C’est une pente facile de l’esprit humain, mais qui est aggravée aujourd’hui par l’idéologie et par l’utilisation des institutions au service de celle-ci. D’autres que moi ont analysé remarquablement ces phénomènes. Connaissons ces travaux, sachons les utiliser, mais surtout, cessons de nous apitoyer sur nous-mêmes sous prétexte qu’ils sont à l’œuvre. On détruit le bien plus vite qu’on le restaure, c’est une loi de cet ordre naturel que nous défendons. Il faut travailler aujourd’hui à restaurer tout ce qui peut l’être, avec patience et complémentarité, dans le respect de nos vocations et de nos devoirs d’état, en évitant le piège d’une action révolutionnaire au profit d’une pensée contre-révolutionnaire.
L. et T. : Il est également mentionné que Louis Jugnet se « proclamait le disciple de la philosophie traditionnelle ». Comment peut-on résumer ce qu’il faut entendre par cette définition ?
Ph. M. : Cette philosophie traditionnelle, il me semble qu’elle est illustrée avec force par la recherche de la vérité naturelle dans l’antiquité grecque, particulièrement avec Platon et Aristote, et qu’elle est surélevée dans sa dimension chrétienne par saint Augustin et saint Thomas d’Aquin. Beaucoup d’autres entrent dans cette perspective générale, mais il s’agit là des bornes lumineuses qui guident la réflexion de la pensée classique.
L. et T. : Ce qui est confirmé par cette réflexion de M. De Corte, dont le contenu de la préface fait montre d’une excellente analyse : « (…) A notre époque où la complaisance aux idées à la mode – dont la « tradition » serait capable d’assimiler « ce qu’elles contiennent de vérité » ! – est de rigueur chez les intellectuels chrétiens avides d’aggiornamento perpétuel. On est ravi de voir Louis Jugnet joignant à son oui résolu à la vérité, un non énergique, inébranlable, aux erreurs aux goûts du jour ». Il serait peut-être bon de brosser pour nos lecteurs un panorama résumé de ce qu’étaient et restent encore les « idées à la mode » et les « erreurs aux goûts du jour ». Pouvez-vous l’effectuer ?
Ph. M. : Les idées au goût du jour sont toujours de vieilles idées mortifères enveloppées dans un nouveau papier cadeau que le système de la propagande publicitaire (redondance volontaire) entend vendre aux consommateurs du moment. Face au Christ, Ponce Pilate demande ce qu’est la vérité, en père putatif du relativisme moderne. Quand saint Paul affirme aux Grecs que le dieu inconnu qu’ils ont toujours adoré s’appelle le Christ, ils le renvoient, bien contents de rester empêtrés dans leur pluralisme religieux et intellectuel qui n’oblige finalement à rien. Quand les premiers chrétiens proclament leur respect de l’empereur, mais refusent de l’adorer comme un dieu par fidélité au seul vrai Dieu, ils sont massacrés. Nous avons là trois exemples, parmi d’autres, d’idées qui habitent notre époque – relativisme, pluralisme, refus du christianisme – qui sont aussi vieilles que le monde et au moins que la confrontation du christianisme avec celui-ci. Les idées actuelles ont le goût âcre de la mort et de la vieillesse du monde.
L. et T. : Il recommande « particulièrement aux jeunes esprits et au public cultivé ces pages d’une clarté adamantine qui les immuniseront à jamais contre l’affirmation, aujourd’hui courante et passée dans les mœurs de l’intelligentsia laïque et ecclésiastique, que « la vérité évolue », que « nous assistons à une mutation de l’homme sans exemple dans l’histoire » et qu’il ne faut pas juger le présent selon des normes prétendument éternelles et périmées, mais selon je ne sais quel radieux avenir fabriqué à coups de salive et d’encre par tous ceux qui aspirent à convertir en pouvoir temporel le pouvoir spirituel qu’ils détiennent indûment ». Où en sommes-nous aujourd’hui, près de quarante ans après la rédaction de ce jugement sans appel, sur l’ « évolution de la vérité » et la « mutation de l’homme » ?
Ph. M. : La vérité a disparu du champ d’horizon de la réflexion. Elle a été remplacée dans le discours politique et social par les droits de l’homme que l’on ne cesse de proclamer tout en leur donnant une interprétation évolutive. C’est à mon sens l’erreur qui a été commise, pour des raisons qui peuvent s’expliquer, par l’Église qui a voulu appuyer son discours de la défense de la nature humaine sur les droits de l’homme, mais en oubliant qu’elle n’en était pas l’interprète autorisé. De fait, aujourd’hui, face à des questions comme les unions homosexuelles légalisées, la GPA et la PMA, l’avortement et l’eugénisme, le discours tombe à faux. C’est au nom de la véritable interprétation des droits de l’homme, interprétation évolutive, que l’on opère cette tentative de mutation de l’homme à laquelle nous assistons aujourd’hui.
L. et T. : Enfin, M. De Corte achève son propos liminaire  par cette affirmation sans aucune ambiguïté : « Cet ouvrage est un de ceux qui restituent à l’esprit humain ce qui lui manque le plus aujourd’hui : la santé. Il restera comme une humble et solide pierre d’angle de ce monument que quelques rares signes ou intersignes annoncent et qui sera consacré par le siècle à la philosophie réaliste qui l’aura sauvé du désastre ». Il ne doit pas y avoir grand-chose à rajouter à ceci ?
Ph. M. : Non, effectivement. Chesterton parlait déjà de la nécessité de retrouver la santé morale, la santé de l’esprit. C’est cet effort que nous devons entretenir en nous. Ce qui implique une double exigence, à mon sens : ne jamais pactiser avec le mensonge, selon le grand avertissement de Soljénitsyne et éviter le monde clos de l’idéologie, sans rapport avec le réel, mais aussi de ces idéologies qui nous conforteraient dans notre petit monde clos à nous.
L. et T. : Parmi les principales cibles de L. Jugnet, il en est deux en particulier qu’il faut mentionner car leurs noms sont souvent assimilés à de « bons catholiques » ou « contre-révolutionnaires ». Le premier d’entre eux est Jacques Maritain qui fut pendant de longues années un compa­gnon de route de Maurras, jusqu’à sa rupture, avec l’Action française, en 1926. Dans sa conférence, Arnaud de Lassus rappelle ce qu’en disait Jugnet (1) : « La philosophie politique de Maritain est “une synthèse de termes contradictoires”. Comparaison avec un homme qui ne veut ni se marier, ni rester célibataire. On y opposera l’esprit de la contre-réforme, la nécessité de la lutte ». Il est effectivement peu courant de nos jours, dans notre « famille de pensée » de rencontrer une telle critique. Avez-vous des arguments à développer sur la question ?
Ph. M. : Le propos de Louis Jugnet sur Maritain me semble tout à fait lumineux. Je n’ai de ce fait pas grand-chose à y ajouter. Je dirais simplement que le problème de Maritain ne tient pas d’abord dans sa rupture avec Maurras. C’est une borne circonstancielle et historique si l’on veut, mais ce n’est qu’une borne. Son drame – et c’est surtout notre drame – est que ce brillant esprit, appelé à une très grande vocation pour éclairer les catholiques quant aux enjeux du moment dans une approche fidèle à la philosophie de saint Thomas d’Aquin – a effectivement voulu réconcilier le christianisme et la démocratie moderne. Chaque époque possède ses propres tentations. Ce fut celle du catholicisme du XXe siècle. Et comme toujours les erreurs ont une longue portée. Nous en subissons encore les conséquences.
L. et T. : Le second est Fénelon (1651-1715), dont « le rôle dans la préparation de la Révolution de 89 est bien vu (on sait que Louis XVI a pu être appelé Télémaque XVI parce qu’il avait été formé par les idées de Fénelon) ». En rappelant que Louis XVI est né en 1754, et que Fénelon était mort quarante ans auparavant, il est aisé de constater combien ont perduré tout au long du XVIIIe siècle les idées « déformantes » et l’influence néfaste du prélat dans la propagation de l’esprit révolutionnaire. Nous supposons que vous partagez certainement le contenu de la conclusion d’Arnaud de Lassus : « Les textes contre-révolutionnaires (au sens large) de Jugnet, en plus de leur intérêt historique, permettent d’acquérir des éléments de culture générale, un sérieux apprentissage des méthodes de raisonnement et, de ce fait, une bonne défense contre la confusion mentale actuelle » ?
Ph. M. : De fait, les ouvrages de Louis Jugnet peuvent nous aider à penser clair et à marcher droit dans le tourbillon actuel. Il faut, bien sûr, bien nous former, lire les bons ouvrages, et dans ceux-ci savoir sélectionner les meilleurs pour aller à l’essentiel. Mais il ne faut pas oublier non plus que la Révolution s’incarne aujourd’hui autant qu’elle se manifeste dans le domaine des idées. Étrangement, nous avons trop tendance à couper l’homme en deux et nous subissons l’influence de Descartes tout en nous réclamant généralement de saint Thomas d’Aquin. Pour faire échec à la Révolution, il faut aussi nourrir sainement – pour renvoyer à cette notion de santé évoquée par Marcel De Corte – notre sensibilité et notre imagination, surtout chez les enfants, réapprendre le vrai contact avec la nature, reflet du Créateur et école de réalisme, entretenir en nous les marques de la civilisation française, recourir à une saine utilisation de la langue française, etc. S’il faut connaître l’erreur, savoir la débusquer et y répondre, il me semble qu’il nous faut aussi incarner le bien et le beau sous l’égide de la splendeur du vrai.
Propos recueillis par Jérôme Seguin

Extrait du n° 35 – nouvelle série (mars 2014) de Lecture et Tradition
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