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Mon journal de sage-femme. Ma vie pour 2283 enfants, de Lisbeth Burger

A l’occasion de la réimpression de ce livre, un médecin, ami et proche de Chiré, a bien voulu nous accorder pendant quelques instants un entretien au cours duquel il a répondu à nos questions concernant son contenu, sur le plan médical, bien entendu, mais sans négliger les nombreux autres aspects inattendus que l’on peut découvrir tout au long de cet ouvrage, dont l’enseignement est très riche pour notre époque, malgré les apparences immédiates.
Lecture et Tradition : Il nous semble nécessaire, en préambule de cet échange de propos et avant de connaître votre sentiment sur le contenu du livre, de donner quelques informations afin de permettre de situer dans quelles circonstances Lisbeth Burger a effectué sa fonction de sage-femme.
 
Réponse : Cela peut paraître paradoxal aujourd’hui, mais effectivement j’ai beaucoup apprécié le témoignage de cette sage-femme qui a œuvré il y a cent ans, à une époque où les pratiques médicales étaient à cent lieues de celles que nous connaissons de nos jours.
Lisbeth Burger a exercé sa profession, pendant quarante ans, de 1887 à 1927, dans une commune assez importante du sud de l’Allemagne (que je pense pouvoir situer en Franconie), au milieu d’une population variée, représentant l’image de la structure sociale de l’époque : gros et petits fermiers, journaliers, ouvriers, employés, hommes d’affaires, deux médecins, un pharmacien, un garde forestier, puis des directeurs d’usines, car, pendant ces quarante années, se sont installées des établissements industriels (que L. Burger appelle des « fabriques ») avec, à leurs têtes, des responsables.
La période historique est intéressante, puisqu’elle recouvre le IIe Reich, les événements graves de la Première Guerre mondiale et la République de Weimar qui a suivi, en Allemagne, la défaite de 1918. Ces longues années (près d’un demi-siècle) nous permettent de suivre quelles furent les modifications et l’évolution (dans le bon ou mauvais sens du terme, selon les domaines auxquels elle s’applique !) de la vie de cette contrée, mi-rurale, mi-artisanale, qui se trouve voisine de la France et peut nous aider à connaître ce qui se déroulait parallèlement à l’intérieur de nos frontières.
 
L. et T. : Puisque nous sommes dans cette analyse, vous semblez avoir été intéressé par les conditions de vie que connaissaient ces populations qui, après avoir subi les conséquences de la précédente guerre de 1870, allaient devoir affronter les épreuves d’un nouveau conflit pendant cinq ans.
 
R. : En effet, les conditions de vie, entre les débuts de la prise de fonction de L. Burger et les années 1910 se sont peu à peu dégradées pour devenir de plus en plus difficiles : d’une part, après 1870, des plans et systèmes sociaux instaurés par le gouvernement allemand étaient « matériellement performants », mais parallèlement, ils ont petit à petit modifié les mentalités, si bien que le « sens de la vie », tel qu’il était appliqué précédemment s’est transformé en un égoïsme matérialiste aggravé par les restrictions alimentaires qui rendaient beaucoup plus difficiles la nourriture de nombreux enfants par famille. Ces restrictions étaient aussi la conséquence de l’augmentation importante des prix des denrées de base : celui des œufs a doublé, quant au beurre, il a subi une hausse considérable. Les conditions de travail devenaient plus difficiles, ce que nous appelons aujourd’hui le chômage se développait, les hommes soumis à l’oisiveté et désœuvrés, s’adonnaient trop souvent à la boisson. La situation était telle, en 1912, que la population semblait désirer et même souhaiter une « bonne guerre », car « cela ne peut plus durer. Tout le monde le dit, d’ailleurs : il faudrait une guerre, ça irait mieux après… ». Pour illustrer cet état d’esprit, je cite quelques-uns des commentaires de L. Burger : « Nous étions en 1912. Le diable seul savait l’origine de cette expression. La voilà d’un coup, comme apportée par le vent, surgissant à tout propos et comme une idée fixe, elle s’incruste dans la tête des gens. Vraiment, ils ignorent de quoi ils parlent, ne songeant absolument pas à ce que cela cache de malheur, de détresse, de mort, pour des centaines de milliers d’hommes. On n’y voit plus qu’un espoir pour des temps meilleurs (…) ».
 
L. et T. : Et ce qui devait arriver, finit par se produire : le 31 juillet 1914 est annoncée la déclaration de guerre. L. Burger décrit cet événement tragique dans quelques passages particulièrement évocateurs.
 
R. : Et ce qu’elle dit reproduit certainement le sentiment qui avait cours dans les foyers : la guerre avec la Russie ! La guerre avec la France ! La mobilisation générale ! Dès demain, les hommes se mettent en route… Nous y allons aussi, nous y allons tous ! Nous leur montrerons ce qu’est l’Allemagne. Nous n’attendons pas l’appel ! Nous nous engageons. Mais avec la guerre arrivent les difficultés quotidiennes, les épreuves, le malheur. La guerre n’est pas un « gentil divertissement » permettant d’assouvir sa haine à l’égard de son ennemi, une affaire de quelques semaines au terme desquelles la victoire est assurée avant de rentrer chez soi satisfait et rasséréné. Cela n’a rien à voir avec la triste réalité que doivent surmonter les populations civiles : « Depuis de longs mois, nous voilà en pleine guerre mondiale, le malheur arrivant plus vite que supposé, comme si la parole inepte, irréfléchie avait déchaîné cette monstrueuse catastrophe. Désormais, le canon gronde, vomissant la mort et la ruine sur toute l’Europe (…) Après quelques mois, la situation se retourna : non la marche en avant, mais la funeste guerre des tranchées et l’espoir d’une fin rapide disparut. On s’organisa pour une guerre de longue durée. Les usines reprirent le travail, tout ce qui avait des mains allait en atelier. Les femmes, les enfants, dès l’école terminée, prenaient la place des hommes partis au front. On nous expédia des prisonniers russes, en partie pour la culture, en partie pour les usines (…). Ainsi, tout s’organisa progressivement pour une longue durée. Les épouses de combattants recevaient à présent leur allocation, la plupart gagnant avec cela un salaire. On ne peut pas dire qu’il y ait eu à ce moment de la misère, à cet égard toutefois, mais dix enfants déjà, en cette première année de guerre, étaient orphelins avant même leur naissance : dix seulement chez nous ! ». Pardonnez-moi si je me suis attardé sur cette période du conflit généralisé en Europe, mais il m’est apparu, en lisant le livre, comme un tournant capital, peut-être même essentiel, dans l’évolution des mentalités et des conditions de vie des populations qui n’étaient plus du tout les mêmes avant 1914 et après 1920. Il est indispensable de souligner ce phénomène, car il s’applique à l’ensemble de notre continent qui a été complètement bouleversé par cette terrible guerre que l’on peut qualifier de « civile », puisqu’elle a entraîné de façon parfois irrémissible des déchirures, des divisions et des discordes devenues irréconciliables tant dans les familles que dans les différentes composantes des sociétés. Rappelons très rapidement, pour mémoire, que de la « Grande guerre » sont issues les horreurs qui ont mis l’Europe à feu et à sang pendant près de quatre-vingts ans, provoquant des centaines de millions de victimes !…

Extrait du n° 24 – nouvelle série (avril 2013) de Lecture et Tradition

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