Entretiens

Le Bien commun, de saint Thomas à Maritain

Extrait de l’entretien avec Louis-Edgard de Pinieux

Les Éditions de Chiré viennent de publier un opuscule (46 pages) sous le titre Le Bien commun (collection Penser la Contrerévolution), paru sous la signature de Louis-Edgard de Pinieux (du Cercle Légitimiste Paul Barillon) qui propose un rappel (bien nécessaire aujourd’hui) de ce qu’est cette notion dont le contenu a été passablement dévoyé depuis tant d’années ! Nous avons demandé à son auteur quelques éclaircissements à ce sujet.

Lecture et Tradition : Dans votre introduction, vous dites immédiatement que « l’expression “ bien commun ” n’a pas échappé à l’influence des Lumières, à la déformation intellectuelle de la pensée moderne ». Avant d’entrer dans le vif du sujet, veuillez bien nous rappeler ce que l’on doit entendre exactement par Bien commun.
 

Louis-Edgard de Pinieux : Plutôt que de parler « du » bien commun, il convient de parler d’un bien commun, ou des biens communs, qui comme l’indique leur nom, sont des biens communs à plusieurs êtres, par opposition au bien singulier, qui est un bien pour un seul être : un bien commun à plusieurs êtres est donc supérieur au bien singulier d’un seul être.

Aristote précise cette supériorité du bien commun quand il écrit « Le bien est ce que toutes choses désirent en tant qu’elles désirent leur perfection. Donc le bien à raison de cause finale […] il est la première des causes […] Or plus une cause est élevée, plus sa causalité s’étend à des êtres nombreux. En effet une cause plus élevée a un effet propre plus élevé, lequel est plus commun et se rencontre en plusieurs choses. […] il est beaucoup plus grand et plus parfait de défendre ce qui est le bien de toute la cité que ce qui est le bien d’un seul homme. […] il est bien meilleur et plus divin de témoigner cet amour à toute la nation et aux cités […] Nous disons que cela est plus divin parce que cela est plus semblable à Dieu, qui est la cause ultime de tous les biens ».

Aristote rappelle ici que tout être existe en vue d’une fin, que cette fin constitue pour chaque être le bien. Le bien est donc la cause finale (Aristote dit « a raison de cause finale »). Il rappelle ensuite que toutes les fins, toutes les « causes finales » ne sont pas identiques : il existe une hiérarchie entre les fins, entre les causes finales. Cette hiérarchie est déterminée par la communicabilité plus ou moins grande de chaque fin : plus une fin est commune à un grand nombre d’êtres, plus elle est élevée, plus elle est digne. Plus une cause finale est cause finale pour un grand nombre d’êtres, plus elle est « commune » à un grand nombre d’êtres, plus elle est élevée en dignité, digne de respect. Il n’y a donc pas un bien commun, mais une multitude de biens communs dans l’univers, hiérarchisés, qui s’ordonnent les uns aux autres selon le nombre d’êtres pour lequel ils sont « bien commun ».

Le bien commun par excellence, si l’on veut parler « du » Bien commun, c’est Dieu lui-même qui en est l’expression la plus parfaite, puisque pour tout être créé, Il est cause finale : tout être existe en vue de la gloire de Dieu. Pour tout être Il a raison de fin, de bien : Il est donc le « bien le plus commun » qui soit, le Bien commun par excellence, le bien le plus communicable. Ordonnés à ce Bien commun ultime qu’est Dieu, il existe, de par la volonté divine créatrice de l’univers, des biens communs subordonnés, hiérarchisés entre eux selon leur plus grande communicabilité : le bien commun de la famille (commun aux membres de la famille) est subordonné au bien commun de la cité politique (commun à tous les citoyens : Aristote le définit comme « la concorde entre les citoyens, l’amitié dans la paix », etc.). Ce bien commun politique est lui-même subordonné au bien commun de l’Église catholique militante, commun à tous les êtres humains vivants 1, pas seulement ceux d’une cité politique, mais ceux de toutes les cités politiques. Ce bien commun de l’Église militante est lui-même subordonné au bien commun de la Jérusalem céleste, commun à tous les êtres spirituels (hommes et anges, etc.), donc à un plus grand nombre d’êtres encore que celui de l’Église militante. On voit donc bien que ce qui détermine l’ordination d’un bien à un autre bien est sa communicabilité à un plus grand nombre d’êtres.

J’espère que ces quelques analogies sont suffisamment explicites pour définir ce qu’est un « bien commun ».
 

L. et T. : Comment donc cette belle notion a-t-elle pu être aussi facilement pervertie ?
 

L.-E. de P. : A travers les quelques exemples cités à l’instant, on devine facilement comment la notion de Bien commun a été pervertie : la cité catholique, celle qui a connu son apogée avec saint Louis (lorsque « il y eut ce moment dans notre histoire […] où l’harmonieuse hiérarchie du royaume portait à sa cime un homme parvenu lui-même à la cime de son âme », selon la très belle expression de Marie-Madeleine Martin 2) vivait ordonnée à Dieu, le Bien commun par excellence, dont tous les biens communs subordonnés découlent, et auquel tous sont subordonnés, duquel tous ils sont une image. Dès que l’intelligence a refusé cette ordination à Dieu, elle s’est retournée sur elle-même, détruisant la primauté du bien commun : les Droits de l’Homme nés des Lumières sont la plus parfaite expression de cette inversion : tout est centré sur l’Homme, et non plus sur Dieu. Chaque homme est devenu à lui-même sa propre fin, la « communauté » des biens n’étant plus un bien par soi, mais un mal toléré par l’obligation de vivre en société… (lire la suite dans notre numéro).

Propos recueillis par Jérôme SEGUIN
 
1 – Le bien commun de l’Église catholique universelle est communicable à tous les êtres humains : il n’est pas forcément « communiqué » à tous, hélas, tant s’en faut…, mais il est communicable à tous, donc bien commun pour tous : ce qui détermine le bien commun n’est pas qu’il soit communiqué, mais communicable.
2 – Histoire de l’Unité française (Éd. PUF, Paris 1982, p. 148).
 
Extrait du n° 66 – nouvelle série (octobre 2016) de Lecture et Tradition

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