Autre

Barruel le maudit

Extrait de la conférence de Jean-Baptiste Geffroy (Journées Chouannes 2013)


Pour Barruel, la Révolution n’est pas un événement résultant de circonstances fortuites ou de causes socio-économiques. Elle n’est pas davantage née d’un mouvement populaire et spontané. Pour Barruel, la cause de la Révolution est naturelle ; elle est l’œuvre d’hommes parfaitement cons­cients et conséquents qui, par la pensée et l’action coordonnées, ont œuvré en un complot, une conjuration conduite au sein des diverses couches de la société contre l’ordre spirituel et politique chrétien. Bien plus, ce complot ne se limite pas au seul espace du royaume de France ; ce complot est européen, il est international. Il se conçoit et s’accomplit presque simultanément en Autriche, en Allemagne, en Espagne, au Portugal, en France bien sûr, et même à Rome.

Cette fameuse théorie du complot est toutefois contestée, à la fois par les tenants de l’historiographie jacobine (Aulard, Soboul, Mathiez, Vovelle) – c’est compréhensible – par l’historiographie consensuelle (l’histoire molle d’Henri-Irénée Marrou ou d’André Latreille), c’est consternant, mais aussi, d’une manière paradoxale, par certains historiens contrerévolutionnaires comme Augustin Cochin, c’est plus surprenant. Pour Barruel, la Révolution est née de la propagation d’idées, d’un courant intellectuel dont les princi­pes, les concepts alimenteront le processus révolutionnaire. La Révolution, c’est la philosophie répandue, organisée et appliquée. Dans les Mémoires, Barruel l’affirme : « Nous avons vu des hommes s’aveugler sur les grandes causes de la révolution française. Nous en avons connu cherchant à persuader que toute secte révolutionnaire et conspirante avant cette révolution n’était qu’une secte chimérique. Pour ceux-là, tous les maux de la France et toutes les terreurs de l’Europe se succèdent, s’enchaînent par le simple concours de circonstances imprévues, impossibles à prévoir… Appuyés sur les faits, et munis de preuves… nous tiendrons un langage bien différent. Nous dirons… : dans cette révolution française, tout, jusque dans ses forfaits les plus épouvantables, tout a été prévu, médité, combiné, résolu…tout a été l’effet de la plus profonde scélératesse. »

Barruel rejette ainsi une impossible interprétation circonstancielle de la Révolution qui ne serait que le produit d’éléments fortuits, de causes économiques, financières, sociales, politiques ou religieuses, non seulement dans son déclenchement mais aussi dans son déroulement. Or de tels phénomènes peuvent causer des révoltes, des désordres, même graves (comme la Fronde ou les guerres de religion), pas des révolutions. Celles-ci nécessitent pour naître et prospérer une volonté supérieure, une coalition d’efforts organisés, coordonnés. A vrai dire, cette théorie du complot philosophique et maçonnique n’est pas entièrement nouvelle et des auteurs plus confidentiels l’avaient déjà pressentie, tel le comte Ferrand dans sa brochure Les conspirateurs démasqués (Turin, 1790), ou l’abbé Lefranc (supérieur des eudistes de Caen, massacré aux Carmes en septembre 1792) dans Conjuration contre la religion catholique et les souverains (1792). Mais la démonstration de Barruel est beaucoup plus systématique et surtout connait dès sa publication un succès retentissant et européen. Et pourtant, il fait toujours l’objet depuis près d’un siècle et demi d’un dénigrement systématique, l’argument principal consistant à souligner le caractère « sommaire » de la théorie du complot, sa prétendue incapacité à prendre en compte la « complexité des causes », notamment les causes politiques économiques et sociales de la Révolution. Cet argument de la complexité, véritable « fumigène » de l’analyse historique, constamment rabâché, est d’ailleurs faux et dénote une méconnaissance totale des Mémoires. Barruel fait bien état du contexte politique ou économique, notamment dans le discours préliminaire, seulement il donne à ces éléments la place qui est la leur, c’est-à-dire secondaire, accessoire. Pour que se déclenche une révolution, il faut autre chose que ces seules circonstances trop souvent avancées pour justifier l’injustifiable. François Furet a fini par le reconnaître dans une lumineuse formule : « Il n’y a pas de circonstances révolutionnaires, mais il y a une révolution qui se nourrit des circonstances. » Pour que se déclenche une révolution, il faut ce qu’Augustin Cochin appelle une « machine », à savoir un support intellectuel (car une révolution est d’abord pensée avant d’être accomplie), et des actes concertés, inspirés par une volonté de subvertir la société.

Extrait du n° 31 – nouvelle série (novembre 2013) de Lecture et Tradition
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