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Apologie de la Tradition

Extrait de l’entretien avec Roberto de Mattei au sujet de son livre (Éditions de Chiré, avril 2015)

Lecture et Tradition : Votre ouvrage Vatican II. Une histoire à écrire est paru en Italie en 2010, et en France en 2013. L’ Apologie de la Tradition que vous publiez aujourd’hui aux Éditions de Chiré se propose de prolonger votre réflexion et de répondre à certaines critiques qui vous ont été faites. Pourriez-vous nous donner quelques précisions à propos de ces dernières ? D’où émanent-elles, et que reprochent-elles à votre histoire de Vatican II ?
Roberto de Mattei : Mon livre, comme le dit clairement son titre, est un ouvrage historique et non théologique. Pourtant les critiques que j’ai reçues ne portent pas sur ma reconstitution historique des événements, mais sur l’interprétation que j’en fais. Mgr Agostino Marchetto, par exemple, m’a reproché d’être partisan de l’ « herméneutique de la discontinuité », en opposition avec le magistère de Benoît XVI. Il confond deux niveaux, historique et herméneutique, qu’il faut distinguer avec soin. Le théologien exercera sa réflexion sur les textes, l’historien, sans négliger les textes, réservera surtout son attention à leur genèse, à leurs conséquences, au contexte dans lequel ils se situent. L’historien et le théologien cherchent tous les deux la vérité, qui est la même, mais ils y arrivent par des chemins différents, non opposés. Dans mon ouvrage, j’offre une contribution qui n’est pas celle d’un théologien, mais d’un historien et, en ce domaine, je n’ai pas encore reçu de critiques substantielles. Au contraire, une importante reconnaissance scientifique m’a été remise en Italie : le prix Acqui, du meilleur ouvrage historique paru en 2011.
L. et T. : Vous avez une formation d’historien, et vous êtes en Italie enseignant-chercheur dans cette même discipline. Selon vous, quel rôle l’historien catholique doit-il jouer au sein de l’Église ? De quelle manière peut-il être certain de ne pas outrepasser les limites de son domaine ?
R. de M. : L’historien étudie ce qui est arrivé dans le passé et doit le reconstituer de la façon la plus fidèle et la plus objective possible. Mais l’historien catholique ne peut se limiter à une photographie stérile de la réalité : il doit relier les faits entre eux, en comprendre les causes, en montrer les conséquences. L’historien n’est pas un théologien, mais il a une théologie et une philosophie de l’histoire. Personnellement je m’inspi­re de Dom Guéranger, le grand abbé de Solesmes, qui définit l’historien catholique comme celui qui « juge les faits, les hommes, les institutions, du point de vue de l’Église ; il n’est pas libre de juger autrement, et c’est là ce qui fait sa force ».

L. et T. : Pourquoi de nombreux théologiens sont-ils si hostiles à l’idée de voir l’historien que vous êtes marcher sur ce qu’ils considèrent être de leur ressort (le concile Vatican II en particulier) ? Les théologiens contemporains ne manqueraient-ils pas, pour la plupart, de connaissances historiques ?
R. de M. : L’Église, dit Léon XIII, en ouvrant aux chercheurs les Archives vaticanes, ne craint pas la vérité. Une vérité que l’historien recherche dans le domaine des faits, tandis que le théologien la cherche dans celui des principes : mais il n’y a pas de vérité historique qui puisse être en contradiction avec une vérité théologique. Et si les faits historiques posent des problèmes théologiques, l’historien ne peut les ignorer, mais il doit les mettre en lumière, mû par l’amour de l’Église et non par le désir de la dénigrer. Ce qui ne plaît pas aux auteurs des critiques que j’ai reçues, ce sont les conséquences théologiques et morales de ma reconstitution historique.
L. et T. Dans la première partie de votre ouvrage, vous dessinez une vaste fresque historique, et vous vous appuyez notamment sur deux historiens de l’Église : le cardinal Joseph Hergenröther (1) et le baron Ludwig von Pastor (2). Pourquoi avoir choisi ces deux hommes en particulier, et aucun autre ? Les historiens progressistes ou modernistes, contempteurs de la Tradition, ont-ils, quant à eux, d’autres références en la matière, présentant une autre vision des mêmes faits ?
R. de M. : J’apprécie beaucoup l’Histoire universelle de l’Église catholique de René-Francois Rohrbacher, mais, aujourd’hui, on pourrait reprocher à cette œuvre de n’être pas suffisante du point de vue scienti­fique. Les historiens de l’Église contemporains sont maîtres de la méthode scientifique, mais ont perdu le sensus Ecclesiæ de la Tradition catholique. Le cardinal Joseph Hergenröther et le baron Ludwig von Pastor représentent, à mon sens, une historiographie catholique orthodoxe et scientifiquement indiscutable. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils n’ont pas leurs limites. C’est pourquoi je crois en la nécessité de reconstruire une authentique historiographie catholique au XXIe siècle.
L. et T. : Monseigneur de Ségur, dans Le Dogme de l’Infaillibilité, écrit : « Aucun pape ne s’est trompé, parce qu’aucun pape n’a pu se tromper. On disait : “Un pape s’est trompé, donc les papes peuvent se tromper”. À la lumière du concile du Vatican, nous répondons : “Les papes ne peuvent se tromper, donc le pape Honorius ne s’est pas trompé”. » A-t-on déjà vu, dans l’histoire, des papes être considérés comme « hérétiques » ou, du moins, certains ont-ils pu encourager (ou paraître encourager) des hérésies ? D’ailleurs, la liste des papes canoniquement légitimes est-elle clairement établie ?
R. de M. : La préoccupation de Mgr de Ségur était de renforcer la primauté pontificale face au principal ennemi de l’Église au XIXe siècle qu’était le libéralisme. Au XXe siècle, le principal ennemi de l’Église est le modernisme qui touche de nos jours les plus hautes autorités ecclésiastiques. Les théologiens se doivent de montrer les limites de l’exercice du pouvoir ecclésiastique, à la lumière de Pastor Æternus du concile Vatican I. Les historiens, quant à eux, doivent rappeler qu’il y eut de nombreux papes « douteux », du point de vue canonique, scandaleux quant à la morale, et proches de l’hérésie en ce qui concerne la doctrine. L’ombre de ces défaillances humaines fait apparaître de façon plus évidente la lumière divine de l’Église.
L. et T. : Peut-on juger un pape et ses décisions ? Si oui, qui le peut, et dans quelle mesure ? La notion d’obéissance est-elle bien définie par l’Église ? Qu’est-ce qui permet de savoir si une autorité ecclésiastique est légitime ou non ?
R. de M. : Le principe donné par la Tradition est que personne ne peut juger le pape, à moins qu’il ne s’éloigne de la foi comme le rappelle Gratien dans son Décret : A nemine est judicandus, nisi deprehenditur a fide devius. La possibilité de juger le pape s’il se rend coupable d’hérésie, comme nous l’attestent les grandes collections canoniques, fut une maxime incontestée au Moyen Âge. Mais qui peut juger le pape, si nul ne lui est supérieur ? Les décrétistes médiévaux expliquent que, en tombant dans l’erreur contre la foi, le pape cesse d’être le chef de l’Église, et donc tout catholique peut, au sens strict, l’accuser, selon les termes de l’évangéliste Jean : « Qui ne croit pas est déjà jugé ». La sentence de l’Église n’est que le constat d’un fait. Il ne s’agit pas de déposer un pape hérétique, mais de constater qu’un pape est déchu de sa fonction pour faute d’hérésie. Naturellement il s’agit d’un cas exceptionnel et la charge de la preuve incombe à l’accusateur. C’est un problème complexe pour lequel je renvoie aux études d’Arnaldo Xavier da Silveira (3) et de l’abbé Jean-Michel Gleize (4).
L. et T. : En la personne de Lamennais qui distinguait le Grégoire XVI-pape (infaillible) du Grégoire XVI-homme (faillible au sujet de la question polonaise), Grégoire XVI n’a-t-il pas condamné toute distinction de ce genre ?
R. de M. : Le concile Vatican I a très bien clarifié les termes de la question. La distinction à faire n’est pas entre la personne du pape et l’institution, parce que la papauté s’identifie dans la personne du pape, mais entre la personne privée et la personne publique. Et par « personne publique » on doit entendre le pape qui remplit son office en parlant ex cathedra, en vertu de sa fonction de docteur de l’Église. La définition dogmatique est claire : « cum ex cathedra loquitur, id est cum omnium christianorum pastoris et doctoris munere fungens ». Le pape est infaillible uniquement si, en tant que pape, il remplit son office de docteur universel, en parlant ex cathedra et avec l’intention de lier toute l’Église à son enseignement. 
Propos recueillis par Philippe de LACVIVIER
1 – (1824-1890). Auteur, entre autres, d’une Histoire universelle de l’Église (édition citée par R.  de Mattei : Florence, Libreria Editrice Fiorentina, 1907-1911. 4e édition revue par Mgr Johann Peter Kirsch, traduit en italien par le père Enrico Rosa s.j., 7 vol.).
2 – (1854-1928). Son œuvre principale est son Histoire des papes, depuis la fin du Moyen Âge (édition citée par R. de Mattei : Rome, Desclée & C., 1926-1963, 16 vol.).
3 – La Nouvelle messe de Paul VI, qu’en penser ? (Diffusion de la Pensée Française, 1975, aujourd’hui épuisé).
4 – Notamment dans la revue Le Courrier de Rome. Il est l’auteur de Vatican II en débat. Questions disputées autour du 21e concile œcuménique (Éd. du Courrier de Rome, 2012) et de Le vrai visage de Luther. Sa vie (Éd. de la Reconquête, 2006).

Extrait du n° 49 – nouvelle série (mai 2015) de Lecture et Tradition
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